lundi 1 octobre 2012

Islamisme : défaite de la pensée.


Islamisme : défaite de la pensée.

"Islam vulnérable" article paru dans Le Monde du 21 septembre 2012. Par Tahar Ben Jelloun

21.09.2012

L’islam serait-il si vulnérable, si fragile, menacé un peu partout dans son existence ? Une fiction, une caricature, un très mauvais film, peuvent-ils saper ses valeurs et ses fondements ? En principe non. Mais de quel islam s’agit-il ? On se pose la question au vue ces derniers temps des tensions et manifestations de violence dans certains pays arabes et musulmans. On avait assisté à la même colère rageuse au moment de la parution dans un journal danois des caricatures du prophète Mahomet. Une cinquantaine de morts, des blessés, des incendies, des cris de haine, de l’incompréhension, bref, un besoin de vengeance incommensurable qui ne surprend que ceux qui refusent de reconnaître que certains Etats musulmans, à défaut d’entrer dans la modernité et de cultiver la démocratie, encouragent cette passion qui occupe les populations. Elle leur fait oublier l’essentiel : instaurer un Etat de droit et de justice qui favoriserait l’émergence de l’individu. Or l’individu reconnu, c’est la rupture avec le clan, c’est le droit à la liberté, le droit de conscience, la porte ouverte au doute et à la réflexion critique. Ce que les Etats islamiques ne peuvent tolérer.
Le signal avait été donné par l’Ayatollah Khomeiny en février 1989 avec la fatwa lancée contre Salman Rushdie qui avait osé publier un ouvrage de fiction « Les versets sataniques ». On se souvient des manifestations au Pakistan qui avaient provoqué plusieurs morts. On se rappelle aussi du malheureux traducteur japonais qui avait été assassiné. Alors qu’on pensait que cette fatwa était plus ou moins abandonnée par l’Iran, voilà qu’aujourd’hui la récompense pour tuer Salman Rushdie vient d’être augmentée jusqu’à atteindre 3,3 millions de dollars.
Des livres critiques sur l’islam existent. L’essai de Maxime Rodinson « Mahomet » (Seuil 1961) est une analyse rationaliste et sans concession de la vie du prophète. Ce livre n’a pas fait scandale. Pourtant il pose des problèmes et des questions que nombre de croyants musulmans n’aiment pas trop aborder.
Avec « Les versets sataniques », ce qui avait choqué les dirigeants de la jeune république islamique d’Iran, c’était qu’un musulman ait osé évoquer des versets qu’il fallait à tout prix ignorer et effacer des mémoires. Un musulman appartient d’abord à « la Maison », à la Nation (la Umma), au clan, à la famille. Il n’a pas le droit d’en sortir et surtout d’émettre la moindre critique à propos du dogme et du livre sacré. Rushdie est musulman de naissance ; il est donc perçu comme un traître qu’il faut punir pour avoir « ouvert la voix au blasphème ».

Cette notion d’appartenance absolue à la communauté fait que la laïcité est confondue avec l’athéisme et l’apostasie. Quiconque touche au dogme rend son sang « licite ». Que ce soit un caricaturiste libre ou un fou furieux obsédé par sa haine de l’islam, que ce soit un journal ou un film, même absurde et abjecte, le musulman fondamentaliste se sent le devoir de réagir et de faire savoir par tous les moyens sa colère. Ajouter à ce réflexe les nombreuses et obscures manipulations de certains Etats ou services, et vous avez le spectacle hideux d’un fanatisme exacerbé et meurtrier.
Depuis que le fameux printemps arabe a glissé vers l’islamisme, les espoirs sont déçus, les révolutions ont avorté. D’autres acteurs sont entrés en scène et nous promettent une longue et ténébreuse période d’instabilité. Du fait que l’islamisme traditionnel se voit doublé sur sa droite par des mouvements plus radicaux (les salafistes), on se surprend à trouver des excuses aux Frères musulmans égyptiens et aux adhérents d ‘Ennahda en Tunisie. D’autres regrettent l’ancien régime et disent qu’il vaut mieux un dictateur corrompu qu’un régime islamiste qui démontre son incapacité à gouverner, incapable par exemple d’empêcher des nervis salafistes de s’attaquer aux femmes et artistes en Tunisie. En Egypte c’est plus compliqué dans la mesure où le parti salafiste « Nour » a remporté 24,4% des suffrages aux élections législatives. Les Frères musulmans doivent en tenir compte.
Le salafisme est une théologie littéraliste qui refuse toute lecture rationaliste des textes sacrés. En 1744, ils firent alliance avec le mouvement Wahabiste, du nom d’un théologien séoudien Mohamed Abdel Wahhab qui prônait une radicalité absolue de la foi musulmane : rejet du soufisme et du chiisme ; interdiction du cultes des saints et du recueillement dans les cimetières. Ces dernières décennies de nombreux mausolées abritant des saints ont été détruits en Algérie et au Mali sans parler des statues bouddhistes explosées en mars 2001 dans la vallée Bamiyan au Pakistan. C’est ce courant extrémiste, soutenu par l’Arabie Séoudite, qui tente aujourd’hui de s’implanter dans les pays musulmans. C’est ce même courant qui refuse la démocratie et tout projet de constitution puisque seul le principe divin est législateur.
Les réactions très vives qui secouent plusieurs pays en ce moment ont pour effet de retarder et compliquer la fin de Bachar al Assad, champion du meurtre de masse et de bombardement des populations civiles. S’il se maintient, ce n’est pas uniquement parce que La Russie le soutient de manière ferme et dure. Cela compte, mais ce qui intervient aussi dans son maintien c’est l’analyse faite aussi bien par les Américains que par la plupart des Etats européens. La menace islamiste sur le futur de la Syrie est avancée comme argument majeur. On sait que des brigades comme « Ahrar al-Cham » qui ont rejoint les insurgés ne cachent pas leur appartenance au mouvement salafiste. Même si tout le monde déplore la barbarie du clan al-Assad, certains murmurent que s’il s’en va, la minorité chrétienne serait en danger. Cette thèse est de plus en plus développée. Il s’agirait d’un complot manigancé par quelques monarchies pétrolières qui ne cachent pas leur soutien financier et politique aux islamistes aussi bien en Syrie que dans d’autres pays arabes. Par ailleurs c’est l’Eglise orthodoxe de Damas qui aurait insisté auprès des Russes pour ne pas lâcher Bachar. C’est elle aussi qui a lié sa survie à celle de la minorité alaouite au pouvoir.
Les insurgés syriens sont composés de plusieurs courants. Certains sont franchement laïcs, d’autres sont simplement progressistes et démocrates, d’autres enfin sont islamistes. Une fois le clan al-Assad mis hors d’état de nuire, une fois cette famille de criminels est jugée par un tribunal international, la Syrie choisira son destin. Il ne sert à rien de noircir le tableau et d’invoquer l’horreur islamiste comme alternative obligatoire. Ce que le peuple syrien qui est éprouvé dans sa chaire, blessé dans sa dignité choisira de faire, lui appartient.
Ce qui est vulnérable dans l’islam, ce ne sont ni son esprit ni ses valeurs, ce sont des populations maintenues dans l’ignorance, souvent manipulées dans leur croyance. Tous ceux qui ont essayé de lire le Coran avec le cœur de la raison ont échoué et c’est l’irrationalisme, l’absurde et le fanatisme qui gagnent du terrain.
Cette confusion sied bien à toutes les provocations : les salafistes français qui ont manifesté sur les Champs Elysées ont été confortés et consolidés dans leurs préjugés. Un jeune homme, interrogé sur France-Inter a tenu un discours de haine et de vengeance très inquiétant, parce que, disait-il, « on a touché au prophète ». Comment lui dire que le prophète est au-delà de toutes ces caricatures stupides ? Ce ne sont pas les pages que publie aujourd’hui Charlie Hebdo qui vont calmer ces manifestants toujours prêts à réagir. C’est une provocation de trop. A quoi bon humilier un symbole cher aux cœurs des musulmans ? Cela, qu’on le veuille ou non, participe de l’islamophobie qui gagne du terrain. Je sais que ce journal satirique n’a jamais ménagé le pape ni les prêtres. Nous sommes dans une démocratie où la liberté d’expression est sacrée. Si ces nouvelles caricatures ont blessé des croyants, il faut s’adresser à la justice et tourner le dos à cette agitation. La France est un pays laïc. On rit de tout, même de la religion. Le prophète n’est pas dans ces caricatures ; c’est un esprit, une transcendance, échappant à toute représentation physique. Rappelons enfin que l’islam est soumission à la paix, à une forme supérieure de patience et de tolérance, du moins c’est ce qu’on m’a appris.