lundi 25 juillet 2011

La langue tunisienne d’hier et d’aujourd’hui (3e partie)

La langue tunisienne d’hier et d’aujourd’hui (3e partie)
Par Rafik BEN HASSINE *
L’alphabet. Nous avons vu, dans ce qui précède, que l’alphabet punique est consonantique, c'est-à-dire que, comme l’arabe, il s’écrit sans voyelles. Certaines lettres arabes ont hérité le nom et la signification des lettres puniques. La première inscription en alphabet arabe (dit nord arabique, qui est différent du sud arabique) scientifiquement attestée, est une inscription trilingue (grecque, syriaque, arabe) d’Ez-Zabad, datée de l’an 512 après J.C., soit environ un siècle avant l’Hégire. Une autre inscription, datée de l’an 540, est celle qui figure sur le tombeau du plus poète des Arabes, Imrou'l Qays. Elle dit : «Ceci est le tombeau d’Imrou’lqaïs, fils de Amr, roi de tous les Arabes, qui a porté la couronne et a régné sur les deux Asad et sur Nizär... Heureux celui qui l’a enfanté». (Réf. James Février, Histoire de l’écriture, page 254).
- Le lexique. Voici des exemples de mots puniques qui ont été utilisés par les Maghrébins bien avant l'arrivée des Arabes : (Source: A.Elimam, « Le Maghribi alias « ed-derija » éd. Dar-el-Gharb, Oran, 2003, p.52). Nous indiquons le mot punique, utilisé en maghribi, suivi du français. Eb, père/ Edem, être humain/ akh, frère/ Em…em, Ou bien…ou/ oum, mère/ Emêna, caution/ Enk, Je, moi/ ardz, terre/ Ha huw, Le voilà/ koull, tout (e)/ baad, après/ Es’êl, demander/ bi, avec/ ben, fils/ bny, construit/ bent, fille/ bârek, bénir/ bayt, maison, dynastie/ beyen, montrer/
On peut rajouter les mots suivants, figurant sur des stèles et monuments puniques (que j’ai relevés dans Histoire de l’écriture, par James G. Février, Payot, 1984): QBR (tombeau) / LK (pour toi) / LY (pour moi) / MLK (roi) / YMT (les jours, ayamet)/ WSNTW (et année, ouê sênêtou) , KMLK (comme roi, kê mêlek) / SDQ (juste, sadaq)/ WMLK (et roi, ouê melek) / YSR (droit, yasir) / QDSM (saints, qadasatouhoum) / KL (mesure, keyil) / QS (cueillette, qass) / YSN (vieux, moussinn) / L (pour, li) / YSM (entend, yesmaâ) / SMT (entendu, samaâtou)/ ABD (serviteur, âbd) / KLB (chien) / ZKR (se souvient) / DBR (suggérer, dabbar) / SR (secret)/ L (ne)/
Enfin, les grammaires et les lexiques arabes et puniques étant très proches, le mariage des deux langues a abouti au maghribi que nous utilisons tous les jours. Nous sommes comme Monsieur Jourdain qui parlait en prose sans le savoir. Nous parlons punico-arabe sans le savoir. Ainsi, nous pourrions expliquer la facilité avec laquelle les Arabes se sont très vite fondus dans la population maghrébine, ainsi que l’accueil relativement favorable qu’ils ont trouvé au Maghreb, d’autant plus que la greffe latine n’avait pas réussi.
Conclusion
Durant environ deux mille ans, la langue punique a été, aux côtés de la langue amazight, la langue de communication des populations maghrébines. C’était aussi la langue du commerce tout autour de la Méditerranée. Elle a été la langue de prestige et de diplomatie pratiquée par les contemporains de Hannibal et de Massinissa (2e siècle av. J.-C.). Depuis ces temps préhistoriques, cette langue perdure et continue à vivre comme composante de base de la langue maghribia.
Le maghribi est une langue vivante, à la fois majoritaire dans le corps social et minorée par les institutions culturelles et étatiques maghrébines. C’est la langue maternelle de plus de 100 millions de locuteurs. Elle est de plus en plus utilisée sur Internet, sans règle et sans standardisation. Les jeunes internautes sont en train de l’imposer dans la communication écrite en utilisant souvent l’alphabet latin, et quelquefois l’alphabet arabe, pourtant mieux adapté. L'espoir qui vient de naître avec le printemps arabe nous laisse rêver d'un espace public tenant compte de notre héritage riche et divers et de nos particularismes spécifiques. Nous devons réétudier notre histoire et notre patrimoine avec objectivité, et laisser de côté toute stigmatisation et tout procès infondé ou raccourci réducteur. Il ne faut pas confondre notre nouvel appétit de débats avec le lynchage aveugle de tout ce qui n’est pas conforme à une certaine norme qui nous a été imposée depuis le début du déclin de la civilisation arabe, il y a mille ans. Ce lynchage aveugle, courant sous les sombres régimes islamistes du Moyen- Orient, est en train de se répandre sous nos cieux, à cause de l’incurie - ou de la complicité ? - des autorités.
Nous plaidons pour une valorisation volontaire et politique du maghribi, notamment à travers l'enseignement. Cette langue dispose d'un vivier lexical riche, issu successivement du berbère, du punique et de l'arabe. Elle peut constituer un socle commun et unificateur pour tous les Maghrébins sans distinction de classe ou de milieu social. Elle peut aussi permettre de répandre la parole de l’islam, religion de paix et de fraternité et de concorde, dans un langage compréhensible par la masse. Utiliser l’arabe d’il y a 10 ou 15 siècles dans les sermons et les prières a pour conséquence évidente de produire des talibans ignares, qui n’ont retenu de la religion que des phrases toutes faites et dont ils ne comprennent rien.
L'italien de Dante, l'espagnol de Cervantès et le français de Voltaire étaient en leur temps (15e siècle) des langues de seconde zone, des « dialectes » du latin, pratiquées par la masse et méprisées par l'élite. La Renaissance européenne, c’était aussi et surtout la renaissance de ces langues. Elles ont remplacé le latin, qui était alors la langue des lettrés et des élites, et c’était aussi la langue de la religion. Les Européens ne s’en portent pas plus mal.

Auteur : R.B.H. * (Ingénieur à la retraite)
Ajouté le : 06-07-2011

samedi 23 juillet 2011

La langue tunisienne d’hier et d’aujourd’hui (2e partie)

La langue tunisienne d’hier et d’aujourd’hui (2e partie)
Par Rafik BEN HASSINE *

Source: http://www.lapresse.tn/04072011/32591/la-langue-tunisienne-dhier-et-daujourdhui-2e-partie.html
La civilisation punique reste globalement mal connue du grand public. Elle appartient à la protohistoire, c'est-à-dire que les sources littéraires propres sont rares ou proviennent d'autres peuples en situation de concurrence culturelle (les grecs, puis les latins, puis les byzantins. Les sources arabes ne mentionnent déjà plus les puniques). Nous pourrions résumer l'épopée punique à travers l'histoire de trois villes : Ougarit, Tyr et Carthage.
Ougarit, en Syrie, représente la genèse d'une civilisation de la mer. C'est la création de l'alphabet. Ougarit ne nous laissera que des stèles, des épitaphes, quelques textes administratifs ou des allusions par des auteurs de langue étrangère.
Tyr, ce fut la première navigation d'est en ouest, le secret de l'étoile polaire, les terres inconnues et les rencontres. Tyr est la mère patrie des colonies occidentales de la Méditerranée: Gades (Cadix en Espagne), Utique, Leptis (Libye) et Carthage.
Carthage, s'étant politiquement affranchie de sa métropole phénicienne Tyr, a peu à peu agrandi ses territoires et étendu considérablement son emprise en Afrique, mais aussi sur de grandes îles méditerranéennes (Malte, Sicile, Sardaigne, Baléares) et jusqu'en Espagne. Elle a développé et répandu une civilisation originale et riche, la civilisation punique, dont le rayonnement a survécu longtemps à la prise et à la destruction de Carthage par les Romains en 146 av. J.-C. Divers témoignages, surtout extérieurs, confirment que les Puniques avaient élaboré une riche littérature : annales, chroniques, ouvrages de droit, d'histoire, de géographie, d'agronomie, textes religieux, poèmes mythologiques, etc. On sait, en effet, par les écrivains grecs et latins, que Carthage avait constitué d'immenses bibliothèques, dont la plupart ont disparu lors de la destruction de la cité. De toute cette littérature, les quelque 7 000 inscriptions puniques connues ne nous ont conservé que d'infimes vestiges : il s'agit avant tout d'inscriptions votives et, à un moindre degré, funéraires, mais on possède aussi de longs tarifs sacrificiels, des textes commémoratifs, etc. Cependant, des spécimens de textes proprement littéraires sont connus en transcription latine (ainsi dans le Poenulus de Plaute) et en traduction, ou adaptation, grecque et latine, comme c'est le cas du Serment d'Hannibal, transmis par Polybe (traité entre Hannibal et Philippe V de Macédoine, rédigé en punique et traduit en grec par Polybe), du célèbre Périple d'Hannon (l’intérêt de ce texte punique, rédigé en caractères latins vocalisés, un peu comme nos jeunes internautes écrivent du tunisien en caractères latins, est qu’il permet une meilleure connaissance de la langue punique) ou du Traité d'agriculture de Magon (rédigé vraisemblablement en punique, puis traduit en grec et en latin, dont une version par Pline l’ancien), non dépourvu de qualités littéraires.
L'implantation phénicienne à Carthage a aussi pour conséquence l'intégration permanente du Maghreb dans l'espace méditerranéen. Il semble que l'arrivée des phéniciens se fît dans un contexte paisible, sur un territoire où la densité de peuplement était faible. Il faut imaginer une terre où la compétition pour l'espace n'est pas encore la base du comportement culturel. Le phénicien est un étranger innovant, porteur de richesse. Plus que toléré, il a peut-être été le bienvenu. La preuve en est l'implantation durable et pacifique de petits groupes de phéniciens puis leur métissage rapide. Les échanges s'intensifient et la région reçoit des techniques parmi les plus avancées de l'époque. On a souvent évoqué le pragmatisme des phéniciens et leur porosité aux diverses influences. En l'occurrence le métissage sera de règle. A défaut d'avoir été des envahisseurs, on peut attribuer aux phéniciens sémites la qualité de cofondateurs de l'identité du Maghreb paléo-historique.
A la chute de Carthage, le cordon ombilical culturel avec les origines phéniciennes est coupé. Pourtant, le parler punique se maintient sous les dynasties berbères et sous l’empire romain. Il servira de lingua franca méditerranéenne. Au sein même du Maghreb, les bilinguismes punique/latin et punique/berbère se maintiennent, avec le punique comme moyen de communication entre les citadins et les paysans. Jusqu'au quatrième siècle au moins, nous avons la preuve d'une langue punique avec un arrière-pays qui ne comprend pas toujours le latin, dixit Saint Augustin. Augustin d’Hippone, ou Saint Augustin, né à Thagaste (actuelle Souk-Ahras) en 354 et mort en 430, a surtout vécu et écrit à Carthage, la capitale. Ecrivain, grand philosophe et théologien, il est l’un des quatre Pères de l’Église latine et l’un des 33 docteurs de l’Eglise. Plus d’un milliard de catholiques du monde entier le fêtent le 28 août de chaque année. Avec Ibn Khaldoun, Saint Augustin est l’un des plus grands génies de la civilisation tunisienne et maghrébine. L'archéologie corrobore maintenant les propos d'Augustin, les fameuses stèles de Gafsa datent de la même époque (400 après J.C.) : ce sont les derniers écrits natifs puniques, "Abdushaman avo sanat 30": "Abduchaman a vécu trente années." On reconnaît clairement deux mots puniques abdu (esclave, créature, comme dans Abdurrahmane) et sana (année), qui sont les mêmes qu’en arabe. La conclusion de ce paragraphe se trouve peut-être dans cette phrase du géographe arabe Al Bakri au 11e siècle‑: "Les habitants de Sirte parlent une espèce de jargon qui n´est ni arabe, ni persan, ni berbère, ni copte; personne ne peut les comprendre, excepté eux-mêmes". C’était tout simplement du punique, qu’El Bakri ne connaissait pas.

La langue punique

Le phénicien, ou punique, est une langue sémitique similaire à l’arabe et à l'hébreu.
Les langues sémitiques sont un groupe de langues parlées dès l'Antiquité au Moyen-Orient, au Proche-Orient et en Afrique du Nord. Les langues sémitiques contemporaines les plus parlées sont l'arabe (plus de 450 millions de locuteurs), l'amharique (27 millions), l'hébreu (8 millions), le tigrinya (6,75 millions), le maltais (400 000). Les langues sémitiques se caractérisent, entre autres, par la prédominance de racines trilitères (exemple en arabe, de la racine trilitère KTB (écrire), dérivent Kitab, Maktabah, Kouttab, …) et par l'usage de consonnes laryngales, gutturales et emphatiques.
Le punique s'écrit de droite à gauche, au moyen de l'alphabet phénicien. Ce dernier a donné naissance à tous les alphabets du monde, y compris l’alphabet arabe. L’alphabet phénicien, vers l’an 1000 av. J.-C. (sarcophage d’Ahiram à Byblos), comporte 22 lettres. Système phonétique, simple et démocratique, il ne note que les consonnes ; il est fondé sur le principe de l’acrophonie, qui se sert, pour noter les sons consonantiques, de la représentation simplifiée d'un objet dont le nom commençait par ce son. Ainsi, pour noter /b/, on utilise le signe symbolisant la maison, qui se dit beit, et l’on décide par convention que toutes les fois que l’on rencontrera ce signe, il ne s’agira pas de « maison », mais seulement du premier son de ce mot.
Ce système alphabétique, avec 22 signes abstraits, codifiés, permet théoriquement de noter n’importe quelle langue. Sa maîtrise requiert un apprentissage facile et rapide, qui n’a aucune commune mesure, par exemple, avec celui de l’écriture chinoise et de ses 50000 signes. On peut y voir le début d’un processus de démocratisation et un facteur de dynamisme social, en effet «on ne trouve pas dans les sociétés utilisant l’écriture alphabétique l’équivalent des scribes égyptiens ou des mandarins chinois, avec les pesanteurs et l’inertie que ces groupes ont souvent perpétuées.» (Françoise Briquel-Chatonnet). L’invention de l’alphabet est l’une des inventions majeures de l’humanité. Nous pouvons être fiers, à juste titre, de nos ancêtres phénico-puniques.
Nous donnons ici la liste des noms des lettres de l’alphabet punique, ainsi que leur signification (lorsqu’elle est connue). On remarquera que plusieurs significations sont identiques en arabe; ce qui montre une même filiation linguistique, le sémitique.
alef, bœuf/beth, maison/gimel, chameau/daleth, porte/he, battant/waw, hameçon/zayin, arme/heth, mur/teth, roue/yodh, main/kaph, paume/lamedh, bâton/mem, eau/non, serpent/samekh, poisson/ayin, œil/pe, bouche/sade, papyrus/qoph, singe/res, tête/sin, dent/taw, marque/.

Lien entre le maghribi et le punique

Notons d’abord que l’alphabet arabe est apparu 2000 ans environ après l’alphabet punique. Compte tenu de l’antériorité de la langue punique par rapport à la langue arabe, les mots communs aux deux langues, et qui se retrouvent dans le maghribi, sont donc d’origine punique (principe d’antériorité). Notre hypothèse consiste donc à appréhender le maghribi comme un descendant direct du punique. C'est la thèse soutenue par le linguiste algérien Abdou Elimam, professeur à l’Enset d’Oran. Cette approche audacieuse nous semble plausible. Nous allons en fournir quelques preuves.

vendredi 22 juillet 2011

La langue tunisienne d’hier et d’aujourd’hui (1ère partie)

La langue tunisienne d’hier et d’aujourd’hui (1ère partie)
Par Rafik Ben HASSINE*

La Tunisie a joué un très grand rôle dans le monde antique. Elle a eu une forte influence culturelle au cours d'un itinéraire marqué par une grande longévité historique (prÈs de 1800 ans, de 1101 avant J-C. à 700 après J.-C.). La place privilégiée qu'elle a occupée à l'époque pré-romaine est liée au destin exceptionnel de Carthage, prestigieuse métropole à la tête d'un empire couvrant le Maghreb et une partie de l'Europe, et qui a profondément marqué de son empreinte des domaines aussi divers que l'agriculture, l'artisanat, la navigation, le commerce, la religion, les institutions politiques et l'art. Particulièrement précieux, le legs carthaginois a ensuite favorisé, à l'époque romaine, l'épanouissement prodigieux d'une civilisation aux immenses ressources matérielles et culturelles. Grâce à un développement harmonieux, la Tunisie a alors été capable de jouer, à l'échelle de la Méditerranée, un rôle économique, politique et culturel prépondérant.
Durant cette période antique, avant la conquête arabe, nos ancêtres tunisiens parlaient-ils berbère, latin ou punique ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui?

Le paysage linguistique tunisien

Nous utilisons aujourd’hui quatre langues :
(1) Le vernaculaire (c'est-à-dire la langue locale communément parlée) majoritaire, désigné à tort comme arabe dialectal, et que nous appelons derji ou derija. C’est l’objet de notre article.
(2) Le vernaculaire minoritaire est traditionnellement désigné par le générique «berbère» ou tamazight, quasiment disparu en Tunisie, mais vivant en Algérie et au Maroc. Selon le Congrès mondial amazigh (ONG), les amazighophones représentent entre 5 et 10 % de la population totale de la Tunisie et sont principalement concentrés dans le Sud (Djerba, Matmata, Tataouine, Médenine, Kébili, Tozeur). D’autres groupes subsistent également sur la côte méditerranéenne, à l’ouest, le long de la frontière avec l’Algérie (monts de Tébessa, Le Kef, Siliana) et dans la région de Gafsa. Dans ce qui suit, nous n’allons pas discuter de la place de la langue berbère en Tunisie. Victime d’une politique de mépris, voire d’ostracisme, la langue de nos premiers ancêtres a été intentionnellement éradiquée. Mon père me racontait que, dans les années 1930, les dockers du port de Tunis parlaient berbère entre eux.
Les espaces institutionnels, pour leur part, recourent
(3) soit à la langue arabe, langue «nationale» et officielle,
(4) soit à la langue française, langue des sciences et techniques ou de communication internationale.

Les tentatives d’arabisation

L'arabisation a commencé dès le 8e siècle, et très tôt, ses échecs ont été dénoncés par des savants arabes tels que Ibnu Jinni (auteur de Al-Khassaïs («Les particularismes»). En effet, depuis 1.500 ans, malgré tous les efforts d’arabisation, aucun peuple arabe ne parle l’arabe dit classique ou littéral (celui des journaux, de la télévision et des livres). Chaque pays arabe dispose de son propre idiome, dit «arabe dialectal». L’arabe littéral reste donc l’apanage des gens cultivés, ou ayant un niveau donné d’études. Un citoyen qui n’a pas étudié l’arabe littéral ne comprend pas, ou peu, l’arabe des médias, parce que cet arabe n’est pas la langue du peuple, quoi qu’en disent nos dirigeants, notre Constitution et nos élites. Ainsi donc, les indépendances des pays du Maghreb, au lieu de sonner l’heure de l’émancipation des langues natives, dont la langue derija, ont minoré ces langues au profit d’une arabisation dont personne ne parvient à déterminer l’ancrage effectif.
On a certes produit un espace "arabe moderne" qui se cristallise dans les médias et la littérature. Cependant, cet arabe moderne n'est jamais parvenu à devenir la langue maternelle de quiconque. Une fois franchie la zone de l'écrit, les locuteurs arabes reviennent à leurs langues natives et maternelles. Quant à l’arabe savant, celui des théologiens et des prédicateurs, il doit être incompréhensible, car sinon comment expliquer le comportement sauvage et violent des militants islamistes ? A moins que ceux-ci ne soient analphabètes, ce qui est tout aussi plausible.
Par ailleurs, la situation de l'arabe littéral dans le monde s'avère fondamentalement différente de celle des autres grandes langues internationales. Son aire d'extension géographique est limitée à deux continents limitrophes (Afrique et Asie), et son caractère diglossique nuit à son expansion (la diglossie est le fait pour une communauté de parler deux langues, l'une à usage domestique, l'autre à usage véhiculaire ou officiel). Cet arabe classique n'a pas réussi encore à se moderniser complètement et sa dépendance à l'égard de l'anglais ou du français demeure très grande. S'il est relativement aisé de créer des commissions de terminologie en arabisation, il est beaucoup plus difficile de faire appliquer les décisions. Toutefois, l’étendue de l'islam au-delà des pays arabes assure une extension de l'arabe comme langue liturgique des musulmans, contribuant ainsi à son utilisation aussi comme lingua franca des musulmans (une lingua franca est une langue véhiculaire utilisée par un groupe composé de personnes de langues maternelles diverses). Par exemple, «les Abbassides encouragèrent plus encore une civilisation cosmopolite, dont Bagdad fut le centre et l'arabe la lingua franca.» (P.J. Vatikiotis, L'Islam et l'État, 1987).
À l'exception du monde arabe, on n'enseigne pas cette langue en tant que langue étrangère, sauf dans les universités et départements spécialisés, ou bien pour les enfants d’immigrés arabes. L'enseignement des langues étrangères semble être l'apanage de l'anglais, du français, de l'espagnol, du russe, du chinois et du japonais.

La langue majoritaire du Maghreb

Le derji tunisien étant très proche des autres derji maghrébins, nous allons nous intéresser à l’ensemble de ces derji. Cet ensemble de parlers populaires est appelé maghribi par les linguistes arabes du Moyen- Orient. Cette appellation a été utilisée aussi par les linguistes européens C. Ferguson et W. Marçais. Le maghribi est donc la grande famille occidentale de l'arabe dit «dialectal». Les pièces de théâtre, les «talk- shows» et autres émissions télévisées en maghribi sont les plus suivis par le public maghrébin, comparativement aux émissions analogues émises en arabe littéral. Il est bien dommage que la littérature écrite derija, qui était assez répandue sous l’ère coloniale, ait été abandonnée sous les indépendances. Mais un retour progressif est en train de se réaliser. Par exemple, au Maroc, il y a quelques domaines où le derji a commencé à paraître dans une forme écrite : le domaine théâtral avec la publication récente de quelques pièces (notamment les comédies composées par Yu¯suf Fa¯del et Tayyeb Saddiqi) ; la création du premier journal écrit exclusivement en derji, l’hebdomadaire Akhba¯r Bla¯d-na (Nouvelles de notre pays) où sont publiés des proverbes et des dictons, des contes, des devinettes, etc. La directrice de cette revue, Mme Elena Prentice, d’origine américaine, a choisi comme langue de communication le dialecte marocain afin de rendre la lecture plus facile aux personnes illettrées, notamment les femmes. Pour ces personnes, il est très difficile de comprendre l’arabe littéral.
Actuellement, des linguistes du Maghreb tentent d'instituer le maghribi comme langue propre à cette région. Un projet, appelé justement «projet maghribi», mobilise des experts maghrébins, dont les plus avancés sont algériens. Il s’intéresse à tous les termes usuels que prononcent quotidiennement les habitants des 6 pays: Mauritanie, Sahara Occidental, Maroc, Algérie, Tunisie et Libye. Pour les détenteurs de cette initiative, fonder un moyen de communication, pourtant déjà usité par les populations de la région concernée, devient une nécessité pour la couverture de la souveraineté culturelle et politique des peuples maghrébins.
Un professeur d’économétrie algérien, Abdelkrim Rachid Benbahmed, vient de démontrer par les textes, preuves historiques à l’appui, que le derji n’est qu’une survivance de la langue punique de nos ancêtres punico-berbères, mâtiné d’arabe. Cette thèse est appuyée et démontrée par un autre professeur de linguistique algérien, Abdou Alimam.

Auteur : R.B.H. *(Ingénieur à la retraite)
Ajouté le : 04-07-2011